Veritas

Aristote

1. À la Censive

L’air était piquant en cette matinée de décembre, au sortir d’un cours magistral dans l’amphithéâtre 2 de la fac des lettres de Nantes. Le flot d’étudiants et d’étudiantes se bousculait à la sortie de la grande salle, située au rez-de-chaussée, et se pressait hors du vaste bâtiment de la Censive, au sous-sol en partie occupé depuis la fin novembre par un piquet de manifestants, qui s’intitulaient pompeusement « Nantes Révoltée ». Ce groupuscule, noyauté par le Nouveau Parti Anticapitaliste, avait occupé d’abord l’école des Beaux-Arts ; il avait ensuite jeté son dévolu sur l’UFR Lettres et Langages.
Après avoir envahi le sous-sol du bâtiment Censive, il avait allongé les griffes et s’était approprié le si élégant château du Tertre, distant de trois cents mètres, décoré désormais d’un grand calicot blanc sur lequel s’étalait en gigantesques lettres rouges une phrase narquoise : « à nous la vie de château ! » Et pour faire bonne mesure, en plus petits caractères soulignés de jaune, on pouvait lire en-dessous : « un toit pour tou-te-S ». C’est ce qu’annonça avec satisfaction le massif Gwendal Celton, sympathisant des manifestants.
Corentin Cariou, l’un des étudiants de L2, la deuxième année de licence de lettres, se mit à rire et lança à ses camarades :
« Allons bon ! V’la ti’ pas que l’écriture inclusive débarque en ce haut lieu de la culture, ce fief de l’Académie française ! »
Un autre étudiant, Ivon Baudry, un rouquin avec un perpétuel sourire figé sur les lèvres, se saisit de la balle au bond :
« Ah ! Tu peux parler, le bouseux breton ! La culture française ! Qu’est-ce que tu en connais, hein ? »
Cariou était un garçon calme, mais il ne pouvait ignorer la provocation. Il avait rougi sous l’insulte et se tourna vers le rouquin, manifestement décidé à poursuivre l’escalade. C’est alors qu’un garçon absurdement beau – Élias Bensoussan – s’interposa.
« Vous avez bientôt fini ? Tu es dingue, Ivon, de dire des choses pareilles ! Toi aussi, tu es breton, de Belle-Île, non ? Pourquoi t’en prends-tu alors à un copain sous le prétexte qu’il est breton ? Et puis, l’écriture inclusive, on peut en dire ce qu’on veut, mais les linguistes comme Éliane Viennot n’ont peut-être pas complètement tort de dénoncer les exagérations des grammairiens depuis plusieurs siècles ! Vaugelas a imposé cette règle discutable du ‘‘ masculin qui l’emporte sur le féminin ’’ au prétexte que ‘‘ le genre masculin est le plus noble ’’, ce qui est la plus grande bêtise qui soit. Nous sommes tous d’accord là-dessus ? »
Une fille, Michèle Gibert, se mit à rire. C’était une grande perche, maigre et plate, très vive, mais qui plaisait bien à ses copains grâce à sa simplicité et à son humour sans chichis.
« Alors toi, tu joues franc jeu ! Bravo, Élias ! J’apporte de l’eau à ton moulin : la belle marquise de Sévigné, répondant au grammairien Ménage, qui se disait fatigué, ‘‘ Je LA suis aussi ’’, avait eu droit à une remontrance du spécialiste ès-langue ; elle avait répondu que, si elle devait utiliser le terme LE, elle croirait avoir de la barbe au menton ! »
Le groupe d’étudiants qui se hâtait pour se réchauffer s’esclaffa joyeusement. Mais Baudry ne s’avouait pas battu :
« Ah bien sûr ! Les filles sont toutes folles d’Élias ! Élias par ci, Élias par là ! Élias et sa gueule d’ange ! Moi, ce que je dis, c’est qu’il faut défendre l’écriture inclusive ! Tu entends, la gonzesse ? »
Mais la gonzesse n’avait pas du tout l’intention de se laisser marcher sur les pieds.
« Holà ! Messire ! Doucement ! J’ai comme l’impression que tu as les portugaises ensablées. Tu prétends défendre l’écriture inclusive. Élias ne prétendait pas autre chose, et tu n’as pas dû entendre ce qu’il disait il y a un instant, pas plus que ce que je viens de dire sur la marquise de Sévigné. Alors, écoute-moi bien, je répète ce qu’il vient de dire : Vaugelas a imposé au 17e siècle cette règle discutable du ‘‘ masculin qui l’emporte sur le féminin ’’. C’est bon, tu as percuté ? »
Et Élias Bensoussan ajouta d’un air méprisant : « Tu sais ce qu’elle te dit, la gueule d’ange ? »
Messire Baudry avait bien conscience qu’il était mal parti et il préféra ne pas aggraver son cas. Mais Michèle Gibert, impitoyable poursuivait sur sa lancée :
« Quoique, à la réflexion, cette irruption d’une novlangue en ce début du XXe siècle au prétexte de rétablir les droits imprescriptibles de la gent féminine me paraisse, à moi, digne représentante du dit sexe opprimé, quelque peu anachronique... »
Le rouquin réagit aussitôt.
« Anachronique ? Eh bien ! Explique-toi !
— Les sectes féministes sont derrière cette mise en cause de la langue. Fort bien ! Mais pendant ce temps-là de nouvelles populations arrivent sans cesse depuis l’Afrique et d’autres continents, amenant avec elles leur culture imprégnée par l’islam. N’oubliez pas que cette religion va progresser de 75% d’ici 2050. Ce devrait être le véritable champ de bataille des féministes ! Agir pour que cesse l’odieuse coutume de l’excision des femmes, faire appliquer la loi française existante, manifester pour que les femmes, issues du Maghreb et des plus lointains pays africains ou orientaux, ne soient plus traitées comme des enfants mineures, enveloppées de noir de la tête aux pieds, quand elles n’ont pas, en plus, le visage masqué ou les yeux dissimulés derrière un grillage. La concomitance du débat pour une novlangue avec ces comportements archaïques et ces pressions envers les femmes est tragique. Le vécu quotidien des femmes s’enfonce dans des interdits religieux d’un autre âge, mais ceux et celles qui devraient s’y opposer farouchement discutent du sexe des anges ou ratiocinent sur la ponctuation, des « points médians » ou des périphrases, comme faisaient les Précieuses : « Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation... » Tout ça pour dire : « Avancez-nous une chaise ! »
— Bravo ! dit Corentin Cariou. Tu mets le doigt sur un véritable problème. Ce n’est pas tant le langage qui est discriminatoire mais les nouvelles règles de la vie en société que veulent imposer certaines autorités religieuses musulmanes. Et toi, Raïssa? Qu’en penses-tu ? »
La brune Raïssa Amazigh aux grands yeux noirs était née en France, mais ses parents étaient originaires du lointain Tafilalet, cette région semi-désertique d’oasis semées le long de plusieurs oueds, au sud-est du Maroc, près de Meknès. Tout le monde savait qu’elle ne laissait pas Élias Bensoussan indifférent, mais on avait aussi observé qu’elle le regardait avec froideur.
Elle poussa un soupir agacé.
« Je suis peut-être une descendante de Berbères du Tafilalet – elle prononçait Tafilalt – mais je ne me sens pas du tout concernée par ces histoires musulmanes. Je suis agnostique, tout simplement. Si des femmes considèrent qu’elles sortent grandies de respecter avec scrupule des interdits surannés, grand bien leur fasse ! Après tout, elles exercent leur liberté. »
Ils avaient marché vite pour se réchauffer. Le ciel gris s’obscurcissait avec l’arrivée de nuages bas chargés de pluie. Heureusement, le Restaurant Universitaire du Tertre était proche, et ils s’y engouffrèrent alors que les premières gouttes de pluie tombaient lourdement sur les imperméables. Ils s’installèrent sur deux tables voisines après avoir défilé devant le self.
Le repas achevé, ils se séparèrent en deux groupes. Ivon Baudry, le rouquin au sourire perpétuel, Younès al-Filali, Gwendal Celton et Raïssa Amazigh, partirent de leur côté. Elias Bensoussan, Corentin Cariou et Michèle Gibert partirent un peu plus tard, rejoints par Pierre-Louis Touchard, un historien de deuxième année, dont les copains avaient disparu dans la nature. Ils avaient cours à quatorze heures et décidèrent d’effectuer une promenade digestive vers le château du Tertre. Ils avaient envie de voir où en étaient les révolutionnaires, comme ils les appelaient en souriant, et de constater par eux-mêmes les dégradations dont on les rendait généreusement coupables.
La pluie avait cessé.
Touchard était incollable sur l’histoire locale. Il expliqua à leur demande l’origine de cette propriété du Tertre. Ils passaient devant la grande prairie en bas du château, qui se dressait sur le haut de la colline. Ils observèrent que la splendide façade était taguée d’inscriptions illisibles à cette distance. Le château avait été construit au 19e siècle par Gabriel Lauriol, un riche commerçant nantais qui ne dédaignait pas la traite négrière mais s’arrangeait pour garder les mains propres en ce faisant. Lauriol avait acheté le Parc du Tertre, propriété de vingt hectares, avec maison de maître, trois fermes et leurs dépendances. Il y avait fait bâtir une élégante bâtisse composée d’un pavillon central, encadré de deux pavillons plus petits. Des tours carrées symétriques étaient disposées à chaque extrémité. Plusieurs hautes cheminées de brique rouge s’élançaient vers le ciel et donnaient de la légèreté à l’ensemble. Lauriol était adjoint au maire, conseiller général et président de la Chambre de Commerce de Nantes. C’était le type même du notable de province, mais un notable cultivé, adhérent de la Société Nantaise d’Horticulture, et grand amateur du sport hippique et des courses de chevaux. Il intégra la Société des Courses de Nantes et finança en partie l’hippodrome du Petit Port.
Cette expression de « Petit Port » désignait aussi plusieurs bâtiments du Campus, dont la piscine. Il n’en fallait pas plus pour inciter Michèle Gibert à questionner ce puits de science de Touchard. Le conférencier se rengorgea et affirma que l’explication était toute simple.
« Vous n’ignorez pas l’existence de la rivière du Cens, qui coule de l’ouest vers l’est, depuis le nord de Nantes où elle passe sous le pont du Cens près de la belle propriété de la Gaudinière, jusqu’à l’Erdre. Eh bien, à l’endroit où le Cens se jette dans l’Erdre, un petit bassin avait été aménagé il y a un siècle. Il portait le nom de petit port. Ce nom a été étendu à tout le quartier. »
Les trois camarades le félicitèrent pour son érudition, ce qui le fit rougir de plaisir. Ils approchaient du château par le sud-ouest et ils virent plus clairement les horribles coups de peinture qui maculaient la façade, portant des messages traditionnels en faveur de l’anarchie. Une bombe rouge avait tracé sur le crépi à côté de la porte d’entrée : « Parce qu’on aime vivre, ils nous détestent ».
Ils se regardèrent et Cariou proposa : « Allez ! On essaie d’entrer ! »
Personne ne traînait sur le perron et, en pénétrant à l’intérieur, ils ne rencontrèrent aucun occupant. C’était le château de la Belle au bois dormant.
Mais le Prince avait respecté les murs du château endormi ; les associations de défense des migrants mineurs – ou qui se prétendaient tels – avaient quant à elles usé abondamment de la bombe de peinture rouge et noire. Les cloisons portaient leurs déclarations : « mio amor », « ici », « drunk », « coke », et sur une porte malhabilement indiquée « bureau » une inscription d’une haute tenue philosophique précisait en-dessous, CACA, avec les A anarchistes dans un cercle noir. Ils entrèrent plus avant et arrivèrent dans une pièce où une grande feuille de paperboard comportait une grille d’agenda avec des cases à moitié remplies. Une mention portée au-dessus précisait : «PANEAU TOUR DE GARDE» (sic). Dans la pièce suivante un artiste s’était essayé à la décoration de deux des murs. On pouvait admirer sur un panneau le poitrail et la tête majestueuse d’un buffle avec un trident dressé à côté. Quant au mur adjacent, il offrait l’esquisse d’un arbre noir au feuillage vert, surmonté d’un soleil jaune ; cinq fleurs hautes comme la porte dressaient leur tige souplement arrondie.
Ils n’eurent pas le loisir d’aller plus avant. Trois types arrivaient de l’autre côté et marquèrent leur surprise en les trouvant à l’intérieur.
« Dites donc, les mecs, qu’est-ce que vous foutez ici ?
— Bonne question ! Et toi, qu’est-ce que tu fous ici ? » rétorqua du tac au tac la Michèle qui n’avait pas la langue dans sa poche.
Avec un temps de retard on lui répondit :
« Nous, on est des anarchistes ! On a occupé la Censive et le château du négrier. Vous, dégagez ! Vous n’avez rien à faire ici.
— Nous, on est des révolutionnaires et on occupe à notre tour votre château ! »
Mais Bensoussan tirait Michèle par le bras. « Allez, viens ! On en a assez vu. »
Et ils partirent sans plus répondre aux sarcasmes des représentants de « Nantes Révoltée ».

Ivon Baudry, Younès al-Filali et Gwendal Celton fumaient pensivement leur cigarette à la terrasse d’un café proche du campus. Le bistrotier prévenant avait disposé une tente qui protégeait un peu les fumeurs des rigueurs de l’hiver, et un chauffage d’appoint était censé diffuser une température printanière.
« Élias joue le Candide mais il devient embarrassant.
— C’est vrai que ses interventions détruisent l’effet des prises de parole des contestataires », remarqua Celton.
Ce dernier était un robuste gaillard, de taille moyenne mais nanti d’une cage thoracique impressionnante. Il jouait de son apparence et sa plaisanterie favorite consistait à désigner son pantalon à pont, en précisant que, lorsqu’il rencontrait une poulette qui lui plaisait, elle n’avait pas longtemps à attendre qu’il défouraille son organe viril, avec le pan central de son pantalon qui, prestement déboutonné, s’abattait comme un pont-levis ! Étrangement, la blague ne faisait pas rire les filles.
Depuis quelque temps, des étudiants – des filles en particulier – avaient pris l’habitude d’intervenir pendant les cours des professeurs pour contester les passages qui leur déplaisaient au nom de la défense des droits des minorités et des femmes. Ces interventions suscitaient généralement un silence embarrassé, sinon complice, des auditeurs. Mais Bensoussan se faisait remarquer en contestant les propos politiquement corrects des protestataires, au nom de la défense de la vérité dans l’enceinte de l’université. L’une de ses dernières interventions avait eu un franc succès, lorsqu’il avait lancé à une pétroleuse de service :
« Connais-tu la devise de l’université de Harvard ? Non ? Eh bien c’est Veritas ! Et j’estime que ce devrait être celle de toutes les universités. Le seul objet véritable de notre étude est la poursuite de la vérité. C’est celui de la philosophie. « Le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage ». disait Montaigne. Arrête donc d’agiter tous ces mots creux en isme et relis Montaigne, camarade ! »


- 2 -Du rififi à la Censive


Jean Presbourg, professeur d'histoire du droit à l’Unité de Formation et Recherches de Droit et Sciences politiques, avait invité Sylviane Gerson, philosophe, à débattre sur le thème de la marchandisation du corps des femmes dans le cadre de la future loi sur la PMA pour toutes les femmes. À peine les affiches annonçant la conférence : « L’être humain et sa reproductibilité technique aujourd’hui », avaient-elles été posées, que l’université s’enflamma et que la future conférencière fut l’objet d’accusations diverses : personnalité opposée au progrès social, passéiste, misogyne, raciste, sans même parler d’insultes plus grossières. Qu’elle fût bien connue comme une femme de gauche, ayant promu le mariage pour tous – y compris les gays et les lesbiennes – ne dérangeait pas du tout les accusateurs et procureurs enflammés.
Des étudiants, fort connus de leurs camarades pour être militants « Riposte Trans », ou membres de « l’Association des jeunes et étudiant-e-s LGBT de Nantes », « Solidaires étudiant-e-s », ou du « Collectif étudiant-e-s anti-patriarcat », tentaient de recruter des troupes pour porter la contestation et organiser un chahut.
Deux filles se faisaient remarquer par leur agressivité. L’une, Maria Martinez, de taille moyenne, était bien connue car elle avait un visage rond piqué de taches de rousseur et des couettes sages que couvrait en partie un inénarrable petit chapeau noir à bord rond. Et comme sa camarade Léonie Perez avait la même taille et la même apparence physique, et qu’on ne voyait pas l’une sans l’autre, on leur avait donné le surnom des Dupont, le chapeau de l’une faisant penser au melon du célèbre policier belge. Deux garçons immenses et maigres évoluaient dans leur sillage : Lucas Cohen et Hugo Petit.
Ils publièrent un communiqué, au nom de leurs instances, crucifiant la philosophe Gerson au nom de la défense des minorités LGBT rabaissées au niveau des mineur-e-s par cette « conférencière aux positions réactionnaires, transphobe, homophobe ». Bien sûr, ceux qui connaissaient un peu Mme Gerson, dont les sympathies de gauche étaient de notoriété publique, manifestaient quelque surprise devant cette avalanche d’insultes sans fondements.
Finalement, le jour prévu, la conférence commença dans une ambiance électrique. L’amphithéâtre était comble. Élias Bensoussan et ses amis étaient arrivés assez tôt pour s’installer près de la conférencière. Ils observèrent que la bande à Perez et Martinez étaient déjà arrivés et qu’ils discutaient ferme à mi-voix. Michèle Gibert signala à ses amis que plusieurs dizaines des occupants du château du Tertre et du sous-sol de la Censive arrivaient et rejoignaient les Dupont. Ce renfort inattendu laissait augurer des incidents.
« Mais ils n’ont rien à faire ici, ces membres du Nouveau Parti Anticapitaliste. Ils ne sont pas de la fac ! protesta Corentin Cariou.
— Tant qu’ils se tiennent tranquilles, ne bougeons pas, dit Bensoussan.

À l’heure prévue, la conférencière fit son entrée et fut présentée au public par Jean Presbourg, qui rappela les règles : après l’heure de conférence, le public aurait toute latitude pour questionner Mme Gerson et débattre avec elle. Elle le remercia pour son accueil et entra aussitôt dans le vif du sujet. Elle rappela son opposition au « marché de la personne humaine » et observa que ce qui se mettait en place en France n’était pas autre chose qu’une nouvelle forme d’esclavage. Des murmures s’élevèrent du côté des contestataires du N.P.A. Elle répéta : « Les mères porteuses ne sont pas une bonne idée généreuse mais le retour de l’esclavagisme ». Elle poursuivit :
« Avec le développement des biotechnologies, le corps devient une "ressource" nécessaire à certaines méthodes thérapeutiques, comme la transfusion sanguine, la greffe de tissus et d’organes, ou encore un "matériau biologique" nécessaire aux technologies de la reproduction humaine. Le corps humain vivant, charnel, devient un corps utilisable – tantôt pour la recherche, pour les traitements médicaux, tantôt pour la procréation assistée. Aujourd'hui, cette procréation sous contrôle médical est destinée à lutter contre l'infertilité d'origine pathologique, c'est-à-dire celle de couples normalement fertiles, et donc formés d'un homme et d'une femme en âge de procréer. »
Une bronca s’éleva du groupe des contestataires. Des huées – « homophobe ! » et des sifflets empêchèrent momentanément la conférencière de continuer. Quand le tumulte se fut apaisé, elle reprit calmement :
« Je rappelle au public qui m’accueille que les questions ainsi que les contestations sont possibles après mon exposé. La disputatio est une très ancienne pratique universitaire ; elle remonte aux origines de la Sorbonne. C’était une discussion organisée selon un schéma dialectique sous la forme d'un débat oral entre plusieurs interlocuteurs, en général devant un auditoire. Je suggère donc que vous me permettiez d’exposer mon point de vue en le respectant, puis que vous exprimiez à votre tour votre opposition en l’argumentant, pas en m’insultant. Je vous remercie. »
Mais cela ne faisait pas du tout l’affaire des contestataires qui protestèrent. Maria Martinez et sa comparse se levèrent et apostrophèrent la conférencière :
« Que faites-vous, Madame, des populations genrées autrement que celles que vous mettez en avant ? Les transgenres, les gays, les lesbiennes ? Vous ne parlez que de couples hétérosexuels !
— Si vous me laissiez la possibilité de m’exprimer, vous auriez votre réponse, mademoiselle. Je viens de vous rappeler la règle du jeu. Vous pouvez aussi me couper sans arrêt la parole et m’empêcher de m’exprimer. Ce n’est pas votre objectif ? Je reprends donc. Ni le célibat ni l'homosexualité ne troublent les fonctions reproductives des individus et un couple de deux femmes (ou de deux hommes) ne sont pas, a priori, concernés par l'infertilité. En ce sens, ils ne sont pas non plus « discriminés ». Ils se heurtent seulement à une barrière biologique naturelle. En tant qu’êtres humains vivants, nous ne pouvons pas éradiquer la dissymétrie des sexes. Un homme et une femme ne sont pas sexuellement interchangeables, et un père n’est pas l’équivalent masculin d’une mère. Dans le monde naturel, un gamète masculin s’unit à un gamète féminin et produit un embryon. C'est pourquoi, le recours à l'insémination artificielle ou à la fécondation in vitro, avec le sperme d'un tiers-donneur, pour une femme seule ou un couple de femmes, ne représenterait pas l'extension d'un droit, mais un complet changement du régime de la procréation assistée.
« Nous ne sommes donc plus dans le domaine médical de la lutte contre l'infertilité d'origine pathologique mais dans l'instauration d'une sorte de " droit à l'enfant ". Certaines des demandes de PMA se fondent abusivement sur le principe de l'égalité des couples hétérosexuels et homosexuels, ou s'appuient sur un " droit à l'autonomie reproductive pour toute personne, qu'elle soit seule ou non ". Je cite les arguments tels qu’ils sont habituellement exposés. Mais l'autonomie est ici un pur fantasme : le recours à l'autre sexe est incontournable. Le désir d'une procréation célibataire exclusivement maternelle ne peut être réalisé que grâce au recours aux gamètes de l'autre sexe. Et les gays dans tout ça ? eh bien si ce principe de " l'autonomie reproductive " était reconnu aux femmes, on ne tarderait pas à l'invoquer pour les hommes et donc à considérer qu'il faut bien des " mères porteuses " pour les hommes célibataires ou gays. »
Maria Martinez se redressa soudainement et lança : « Eh bien, faisons ça ! C’est possible, vous le dites vous-même ! »
Sylviane Gerson se tut quelques instants en fixant Maria Martinez, puis elle soupira doucement.
« Si j’ai bien compris, vous êtes pour ce nouveau " droit à l’enfant ". C’est bien ça ? Et cela en dehors de notre règle médicale qui conditionne la FIV, l’infertilité ? Mais alors, nous basculons immédiatement dans l’économie de marché. C’est ça que vous voulez ? les principes de gratuité et de solidarité du don risqueraient de ne pas pouvoir se maintenir. Il ne me semble pas douteux que la " demande sociétale " de recours aux biotechnologies pour produire des enfants soit largement inspirée et attisée par l'offre commerciale telle qu'elle existe ailleurs. Le modèle californien des " instituts de reproduction humaine ", pour lesquels tout est possible parce que toutes les ressources biologiques peuvent être achetées (cellules, ventres, embryons) s'impose partout, on crée le rêve de l'enfant sur commande. Bienvenue, mademoiselle, dans Brave New World, ou en français Le Meilleur des mondes ! Relisez donc Huxley, ou commencez par le lire car je doute que vous l’ayez déjà fait ; sinon vous ne défendriez pas ces idées-là. »
Mais Maria Martinez n’avait pas l’intention d’en rester là.
« Si je n’ai pas lu Huxley, madame, vous n’avez pas bien lu les projets de loi dont vous parlez pourtant avec assurance ! Le gouvernement interdit en l’état la gestation pour autrui qui constitue donc une méthode de procréation interdite en France, où cette technique de PMA est en fait considérée comme une adoption illégale. »
Les trublions du NPA applaudirent bruyamment la sortie de leur championne. La conférencière eut un sourire malicieux et attendit que les rumeurs s’éteignent avant de rétorquer :
« C’était bien essayé ! Mais vous ne devez sûrement pas ignorer que, si le gouvernement a tracé une ligne rouge en matière de GPA, certains députés de la majorité plaident déjà en faveur de la reconnaissance des enfants nés de GPA à l'étranger. Ces enfants disposent pourtant, si ça peut vous rassurer, d'un état civil et de passeports établis à l'étranger. Si l'un des parents est français, ils obtiennent mécaniquement la nationalité française et leur vie familiale est semblable à celles des autres enfants. Mais leurs avocats invoquent hypocritement " l'intérêt des enfants " pour exiger la transcription de leur état civil étranger à l'état civil français.
« Le jour où un tribunal acceptera ce motif pour permettre cette transcription, notre droit reconnaîtra de facto la légitimité de cette pratique de la GPA et ne pourra plus l'interdire en France. Que la GPA s’apparente à une vente d’enfant – et je pèse mes mots – ne semble pas heurter la conscience des citoyens, et encore moins celle des acheteurs d’enfants, qui déboursent sans sourciller quarante mille euros contre l’achat d’un être vivant à sa mère biologique. Nous assistons à une régression dramatique du droit des gens. Enlevés à leur mère de naissance, objets d'un contrat commercial, ces enfants ne sont pas traités conformément aux droits de l'homme en général. »
Le ton de la voix de Mme Gerson avait changé. Ses auditeurs la sentaient très émue et en colère.
Maria le sentit également. Il ne fallait pas que le public s’identifie à la conférencière. Elle se redressa et lança :
« D’où sortez-vous ce chiffre ridicule de quarante mille euros ? Bien sûr que les futurs parents doivent défrayer la mère porteuse ; mais de là à donner quarante mille euros ! C’est bon pour les bourgeois que vous fréquentez ! En tout état de cause, vous vous égarez. La GPA est illégale en France. Là, nous parlons de la procréation médicalement assistée, la PMA. »
Élias se dressa à son tour.
« Puis-je suggérer à Maria Perez d’arrêter son manège ? Le professeur Presbourg a clairement indiqué les règles du jeu. Or cela fait quatre fois que tu coupes la parole à la conférencière.
— Je proteste contre un discours passéiste ! s’exclama Perez. Je proteste au nom de ceux qui n’ont pas la parole, les gays et les lesbiennes, les transgenres et tous ceux à qui on dénie le droit élémentaire d’exister ! Cette dame ne parle qu’au nom des hétérosexuels.
— Vous n’écoutez pas ce que je dis, mademoiselle ! protesta Mme Gerson. Je le répète pour vous : l'homosexualité ne trouble pas les fonctions reproductives des individus, si bien que des couples d’homosexuels ne sont pas concernés par l’infertilité, domaine, comme chacun sait, de l’action médicale. Ils ne sont donc pas plus discriminés que les hétérosexuels. Quand ils souhaitent bénéficier d’une insémination artificielle, ils ne demandent pas, en fait, l’extension d’un droit accordé aux hétérosexuels, mais un nouveau droit, entraînant un changement fondamental et exorbitant du régime de la procréation assistée.
— Vous êtes impayable, madame ! Comment voulez-vous qu’un couple d’homosexuels puisse concevoir seul !
— C’est bien ce que je dis depuis le début : le recours à l'autre sexe est incontournable. On a besoin des gamètes masculins pour féconder l’ovocyte. C’est ainsi.
— Mais comme un couple d’homosexuels ne peut présenter la double caractéristique masculine-féminine, on a besoin d’une aide médicale.
— Tu n’as pas le sentiment, Maria, de monopoliser le débat ? questionna soudain Élias. Tu n’es pas toute seule, et Mme Gerson a un amphithéâtre entier d’auditeurs devant elle.
— Oh, toi, ferme-la. Moi et mes camarades, nous avons tous les droits.
— Voilà qui est clair. Tu n’as pas l’impression d’être la nouvelle représentante du fascisme universitaire ? Vous pensez comme moi, sinon on va vous intimider, vous insulter, vous couper la parole, vous censurer. C’est ça, ta revendication ? Mais c’est la dictature de la pensée unique ! De quel droit ?
— C’est le peuple qui prend ses droits ! Contre les fascistes.
— Ah ! Parce que, en plus, tu te proclames représentante du peuple ! Je le répète : empêcher les autres de parler est une technique fasciste ! »
La conférencière tapa avec une règle sur son pupitre.
« Si vous voulez bien remettre à plus tard votre explication, j’aimerais continuer. »
Élias bafouilla une excuse. Quant à Maria, elle sourit avec effronterie et rétorqua :
« Mais je vous en prie, madame ! »
Cela eut le don de provoquer une franche rigolade parmi ses séides.
« Merci de votre autorisation. Nous avons parlé jusqu’ici du point de vue des adultes. Je voudrais maintenant vous amener à réfléchir à ces questions du point de vue de l’enfant. Lorsqu'une femme – seule ou en couple avec une autre femme – recourt à un don de sperme anonyme, la filiation de l'enfant est exclusivement maternelle. Disons-le brutalement : l’enfant est privé de père. Cela existe aussi, sans doute, quand celui-ci n’assume pas ses responsabilités. Nous connaissons tous des familles monoparentales. Mais l’enfant ne pourra, dans le cas qui nous occupe, effectuer une recherche en paternité. Cette impossibilité de faire établir sa filiation paternelle est donc instituée de facto par le législateur. L’enfant pourra se sentir victime d’une injustice, due aux conditions mêmes de sa naissance.
« Je voudrais insister sur les conséquences de cette injustice, que la PMA ainsi mise en œuvre provoque. Elle entraîne chez l’enfant une profonde frustration. On peut assez voir autour de nous des hommes et des femmes nés sous X, recherchant désespérément, une fois adultes, leur père ou leur mère. Dans le cas où une femme aura engendré son enfant par une FIV avec un donneur de gamètes anonyme, il n’est pas difficile d’imaginer les sentiments que cet enfant portera à sa mère, incapable de répondre à ses questions sur l’identité de son père. Or, selon la C.I.D.E., la convention internationale des droits de l’enfant, " celui-ci a le droit dans la mesure du possible de connaître ses parents et d’être élevé par eux. "
« Pour conclure cet exposé, je reprendrai à mon compte une citation de Claude Lévi-Strauss. Les liens biologiques sont " le modèle sur lequel sont établies les relations de parenté ". Ce constat de Lévi-Strauss entraîne une conséquence : dans les nouveaux développements que la science permet désormais à la maternité, par la fécondation in vitro ou par la gestation pour autrui, nous ne devons jamais perdre de vue cette référence essentielle aux liens biologiques, qui constituent – sans jeu de mot – la matrice fondamentale de la parentalité.
« Je vous remercie.
« Le moment est venu pour vous de poser vos questions. »
Plusieurs étudiants se levèrent successivement pour demander des éclaircissements à la conférencière. Mais bizarrement les membres du clan de Maria Perez demeurèrent muets. Ils furent les premiers à se lever et à quitter l’amphithéâtre, suivis aussitôt par la troupe de renfort des prétendus « mineurs » étrangers qui regagnèrent, les uns le sous-sol de la Censive, et les autres le château du Tertre.
Lorsqu’Élias et ses amis sortirent du bâtiment, le ciel était dégagé et le soleil brillait d’un éclat froid. La température était basse ; les fossés étaient emplis d’eau glacée et du givre perlait au bout des rameaux des arbres.
« Voilà une belle journée pour se promener sur l’Erdre ! suggéra Michèle Gibert.
–– Ça ne va pas ! protesta Cariou. Et nos cours ?
— Tantôt le cours d’ancien français a été supprimé. Tu l’as oublié ?
— Eh bien, oui. Je l’avais oublié, reconnut Cariou. Je suis d’accord pour une balade. Mais si on veut prendre un « quatre barré », il faut trouver cinq équipiers. Demandons à Touchard. Il fera le quatrième. Qui fera le barreur ?
— Demandons à Raïssa. Tu n’as rien contre, Élias ? questionna malicieusement Michèle. »
Tout le monde avait observé qu’Élias faisait les yeux doux à la brune Raïssa, laquelle lui retournait un regard complètement indifférent.
« On la verra au Restaurant universitaire, conclut Cariou. Elle aime bien les yoles de mer du Cercle de l’aviron de Nantes, près du pont de la Tortière. Elle navigue comme nous sur l’Erdre, avec Baudry-le-rouge, Al-Filali et Celton, le gars de Belle-Île. Bien sûr, elle pourrait se trouver des copains plus fûtés et plus sympas que ces types. Ils prennent un gamin comme barreur.

Pendant ce temps-là, un conseil de guerre se tenait autour des Dupont, au sous-sol de la Censive. Il rassemblait les trois étudiants que fréquentait aussi Elias – Celton, Baudry et Al-Filali – ainsi que Raïssa Amazigh, mais aussi le grand blond aux yeux bleus, Lucas Cohen, un carabin en troisième année de médecine, et Hugo Petit, un garçon brun et trapu, toujours en train de rire et de blaguer avec plus ou moins de finesse.
« Je vous ai demandé de venir, les copains, parce que ce n’est plus possible avec Élias Bensoussan. Vous avez constaté comment il a essayé de me couper mes effets tout à l’heure. Ce n’est pas la première fois. Alors la question est simple : comment le museler ?
— Eh bien, toi, tu ne tournes pas autour du pot longtemps, s’exclama Ivon Baudry avec son inimitable sourire de faux-jeton.
— Et pourquoi tourner autour du pot ?
— Tu n’envisages quand même pas de solution… définitive, non ? questionna, hésitant, le Bellilois Gwendal Celton ? »
Raïssa Amazigh sursauta et se tourna, furieuse, vers Celton : « C’était peut-être censé être drôle, mais ça ne me fait pas rire !
— Allons, Raïssa, ne te mets pas en colère. On sait bien qu’il t’a à la bonne.
— Fichez-moi la paix avec ça. Il peut me faire les yeux doux tant qu’il veut ; je n’en ai rien à faire. Mais je ne veux pas entendre de stupides menaces de mort. Enfin quoi, on n’est pas des sauvages ! On ne va pas tuer tous les types qui nous déplaisent ou qui nous tiennent tête ! Sinon, la terre serait vite dépeuplée !
— Gwendal n’a jamais pensé liquider Élias, Raïssa. Qu’est-ce que tu vas chercher ? protesta Maria.
Léonie Perez intervint :
« Écoute, Raïssa. Toi, tu peux facilement l’approcher. Tout ce qu’on te demande, c’est d’en savoir plus sur lui, qui il fréquente, qui sont ses parents, sa fratrie, ce qu’ils font dans la vie, tu vois, ce genre de choses. On ne sait rien sur lui. Et arrête aussi de t’imaginer des contes à faire peur.
— C’est bien pour te faire plaisir. Mais tu me certifies que vous ne lui chercherez pas de noises.
— Bien sûr. Que t’imagines-tu ? On ne va pas le zigouiller, ton soupirant.
— Ce n’est pas mon soupirant ! Arrête avec ça, ou bien cherche-toi quelqu’un d’autre ! »
Léonie Perez adopta un ton conciliant :
« Bon, ça va, c’est OK. Et merci d’avance. »
Celton s’apprêtait à parler, mais un rapide geste négatif de Léonie Perez – qui se méfiait de ses interventions – l’en dissuada. On avait assez titillé la jeune Marocaine et il valait mieux arrêter, sinon elle se retirerait de la conspiration. Si quelqu’un était capable de vaincre les défenses de Bensoussan, c’était pourtant bien Raïssa. Il valait donc mieux ne pas l’indisposer plus.
« Allez, assez discuté ! Il est temps d’aller déjeuner. Je file au RU .
— Tu as raison, Maria. Allons casser la graine », approuva Celton, pour effacer le souvenir de sa maladresse.
Ils se dirigèrent vers le restaurant universitaire du Tertre, situé à peu de distance, près du carrefour de la route qui mène au vaste plan d’eau de la Jonelière, sur l’Erdre. L’architecte, qui en avait dessiné les plans, lui avait greffé plusieurs excroissances en forme d’étrave de navire, qui émergeaient de la masse confuse de la construction principale comme des amorces de tentacules tronquées. Des étudiants à l’esprit caustique lui avaient donné le nom d’Octopus et affirmaient que son créateur avait fumé un joint avant de concevoir le monstre. Une foule de clients affamés assiégeait impatiemment l’entrée du RU, d’autant plus pressés de rentrer au chaud dans le ventre de l’Octopus que la température extérieure avoisinait 0°. Au bout de dix minutes de chahut joyeux et de bousculades, le petit groupe de Maria réussit à entrer au RU. Alors qu’ils s’apprêtaient à s’installer à une table, ils furent hélés par les convives d’une autre table :
« Salut Maria et les autres ! Eh ! Raïssa ! Ça te dirait de barrer une yole sur l’Erdre ? On rejoint le Cercle de l’aviron après déjeuner. Tu sais ? En aval du pont de la Tortière. »
La jeune fille jeta un rapide coup d’œil vers Léonie Perez et répondit :
« D’accord. À tout à l’heure au Cercle. Et merci. »
Le petit groupe poursuivit son chemin vers une table encore libre pendant que Léonie Perez disait à voix basse à Raïssa : « Bien joué ! Le hasard fait bien les choses ! »


3 - Croisière sur l’Erdre


Les bâtiments du prestigieux Cercle de l’aviron nantais sont situés sur la rive droite de l’Erdre, un peu en aval du pont de la Tortière. Il y avait de l’animation à ses abords. Des groupes de jeunes allaient et venaient, portant à plusieurs jusqu’au ponton les longues et étroites embarcations. Dès que l’une d’elles était glissée dans l’eau, l’avant vers l’amont, les rameurs mettaient en place les avirons et verrouillaient, grâce à leur barrette, les dames de nage déportées vers l’extérieur par le portant en métal ; puis ils grimpaient ensemble à bord, selon le rituel psalmodié par le barreur déjà assis : « Pied planchette » ; « dans le bateau » ; « on pousse » !
Ils poussaient alors le ponton du pied gauche, écartant l’embarcation du bord, s’asseyaient aussitôt sur le banc à coulisse et bloquaient leurs pieds sur la planche fixée au fond du bateau. Les palettes des avirons flottaient librement, assurant la stabilité de la yolette. Enfin, au commandement du barreur, qui manœuvrait le safran avec ses deux tire-veilles reliés au timon, tout le monde plongeait l’aviron dans l’eau. Les corps en extension des rameurs, qui poussaient alors vigoureusement sur leurs jambes, se tendaient en arrière. En bout de course sur le chariot coulissant du siège, les nageurs sortaient les pelles de l’eau et les faisaient pivoter à plat au-dessus de l’eau, qu’ils effleuraient, en la faisant « plumer » parfois. La yole accélérait et gagnait le milieu de la rivière pour passer sous le pont et remonter vers l’amont.
Le groupe des étudiants emmené par Raïssa Amazigh, leur barreuse, déborda à son tour le ponton du Cercle. Chaque rameur poussait de tout le corps sur la planchette des pieds pour nager vigoureusement et propulser le « quatre barré ». Il y avait de l’émulation dans l’air. Chaque équipage souhaitait donner le meilleur de lui-même et, accessoirement, en mettre plein la vue aux équipages concurrents. Raïssa, comme les autres barreurs et barreuses, motivait à pleine voix son équipe et lançant à intervalles réguliers l’ordre : « Deux ! » qui déclenchait la plongée des pelles dans l’eau, le recul du siège sur sa coulisse et l’extension puissante des cuisses des rameurs puis la contraction des biceps jusqu’à ce que l’aviron vienne presque toucher la poitrine du sportif. Les pelles sortaient alors de l’eau, alors que l’effort collectif avait projeté la légère et longue yolette en avant. Les corps se penchaient en avant, les sièges roulaient lentement vers la position initiale pendant que les nageurs récupéraient de leur effort.
La rivière est orientée nord-sud. Un vent aigrelet de nord-ouest faisait frissonner les rameurs malgré la dépense physique. Des embruns frisquets, soulevés lorsque les palettes faisaient « plumer » la surface de l’Erdre, embarquaient parfois aussi, en dépit des hiloires, et mouillaient les coupe-vent des rameurs, enfilés par-dessus les sweats. Raïssa, qui ne bougeait pas à l’arrière de l’embarcation, s’était chaudement équipée pour la sortie. Elle surveillait attentivement la surface du plan d’eau, que plusieurs embarcations, à un, deux, quatre, voire huit rameurs, propulsaient vers l’amont. Il fallait toujours anticiper une manœuvre maladroite, voire dangereuse, de l’une d’elles, et lancer alors l’ordre : « dénagez ! », voire : « sciez partout ! », qui, en immergeant la palette, et en tournant progressivement celle-ci au carré, était capable de stopper rapidement la yolette.
Raïssa faisait face à son équipage, tourné vers l’arrière, et elle était consciente des regards des équipiers, qui contemplaient sans doute le paysage magnifique de la vallée de l’Erdre, à la fois verdoyant et sublimé par nombre de ces « folies », des châteaux construits les siècles passés sur les rives, par de riches négociants nantais, mais regards qui se posaient aussi parfois sur elle. Michèle Gibert était en quatrième place, en face d’elle. On l’avait choisie pour qu’elle soit « la nage », celle qui donne le rythme aux autres rameurs. Elle était en effet la moins musclée du groupe et cette sortie n’avait pas de prétention à la compétition. Élias Bensoussan occupait la troisième place, derrière elle. Il regardait avec admiration les rives de l’Erdre mais aussi, avec sans doute encore plus d’admiration discrète, la brune Raïssa. Celle-ci ne lui avait jamais manifesté qu’indifférence mais il ne désespérait pas de s’en faire aimer. Corentin Cariou s’activait derrière lui, et Pierre-Louis Touchard était le nageur de pointe, tout à l’avant de la yolette.
L’équipage s’échauffa progressivement, malgré le froid piquant et humide. De minces bancs de brume évanescents, larges comme des écharpes, dérivaient paresseusement au-dessus de l’eau grise. Les rives de la rivière défilaient doucement à contre-sens, pour les rameurs, qui avaient l’impression d’entrer à l’envers dans le paysage. Les arbres avaient dépouillé leur feuillage et des châteaux qui, autrement, seraient sans doute restés en grande partie dissimulés dans les frondaisons vert foncé de l’été, apparaissaient là comme de gigantesques fleurs de pierre blanche, épanouies dans leur gris décor naturel, aquarellé par l’hiver. Ce fut d’abord le manoir de l’Éraudière, sur la rive droite, peu avant le viaduc de la Jonelière, un noble manoir en forme d’équerre. Peu de temps après, ils passèrent sous le viaduc ferroviaire de la Jonelière, vaste pont-arc en béton armé, puis sous le pont de la Beaujoire qui supporte le périphérique. Le lit de l’Erdre s’évase ensuite, en amont et s’élargit sur plus de deux cents mètres. Raïssa reposa son regard sur le parc floral de la Roseraie qui verdoyait sur la rive gauche, contrastant avec les constructions commerciales en béton du Parc des Expositions de la Beaujoire. Peu de temps après, Raïssa aperçut sur la rive droite la masse imposante du château de la Desnerie. Elle connaissait bien tous ces monuments qui témoignaient de la richesse insolente des bourgeois nantais des siècles passés.
Tout en restant en alerte sur ce qui pourrait surgir au méandre suivant, son esprit s’égara très vite vers la mission dont ses camarades l’avaient chargée, et qu’elle n’avait acceptée qu’avec réticence. Pourquoi voulaient-ils tellement connaître la vie privée d’Élias ? Le garçon n’avait pas sa langue dans sa poche, selon l’expression habituelle, et les deux bas-bleus – Maria et Léonie – qui prétendaient tout régenter à la Fac l’agaçaient elle-même prodigieusement. Elle ne se reconnaissait pas dans la culture LGBT que les deux filles véhiculaient : elle n’avait rien contre les gays et les lesbiennes mais elle trouvait agaçante cette mise en vitrine permanente de catégories sociologiquement ou sexuellement marquées, qu’elle considérait comme aussi respectables que s’autres mais ne méritant pas cet encensement permanent. « Laissez-les donc vivre leur vie tranquillement, foutez-leur la paix ! » avait-elle envie de crier aux deux passionarias. Consciente que ce genre de propos ne lui attirerait que des ennuis, elle se tenait très souvent en retrait pour éviter un clash avec elles, et ceux de la cour qui les entouraient.
La famille Amazigh avait émigré à la génération précédente en France. M. Amazigh avait créé à Nantes un restaurant marocain renommé, depuis plusieurs dizaines d’années.
Ses parents étaient marqués socialement et religieusement par leurs origines marocaines, mais peut-être plus encore par leur identité berbère, dont ils étaient très fiers. Le patronyme « Amazigh » lui-même signifie « berbère ». Le chef de famille ne manquait jamais, quand l’occasion s’en présentait, de rapprocher le terme de « berbère » de celui de « barbare » ; tous les deux désignent « l’étranger ». Un comble, que l’on soit désigné comme un étranger dans son propre pays ! s’exclamait Mohammad Amazigh. Seul le terme d’Amazigh désigne véritablement notre peuple, affirmait-il hautement. Et de cracher sur l’invasion des Arabes Omeyyades que la reine berbère, la Kahena, avait longtemps défaits. Raïssa, comme eux, considérait les Arabes comme un peuple d’occupation. Les Amazigh n’auraient pas très bien réagi s’ils avaient entendu les discours féministes passionnés de Maria. Ils appartenaient à la vieille école. Ils manifestaient une foi musulmane assez tiède – une des branches de la famille était d’ailleurs juive – mais ils ne transigeaient pas sur la morale sexuelle. Les filles devaient se garder vierges jusqu’au mariage et les deux frères de Raïssa – Lahcène et Ali – auraient regardé de travers un garçon assez inconscient pour venir pourchasser leur sœur sans des intentions pures. Par ailleurs, bien sûr, ils respectaient les cinq piliers de l’islam. Ils priaient cinq fois par jour, et prononçaient à cette occasion la profession de foi, la chahada : « ashhadu 'an lâ illâha illâ-l-lâh, wa-'ashhadu 'anna Muḥammadan rassûlu-l-lâh », (j’atteste qu’il n’a pas de divinité en dehors de Dieu et j’atteste que Mahomet est le Messager de Dieu), ils distribuaient aux pauvres la zakat – l’aumône –, respectaient le jeûne du ramadan, et Mohammad Amazigh avait programmé son voyage rituel à La Mecque. Leur fille les avait surpris en prenant ses distances avec la foi de son enfance ; mais sa mère, Yasmine, avait calmé son père, Mehdi, en lui disant que leur fille véhiculait évidemment les idées qu’elle entendait à l’Université et qu’il ne fallait pas réagir à chaud, mais laisser passer le temps. Et puis, après tout, ils étaient des Ichelḥin, ou Chleuhs, comme disaient les Français, et dans la famille de Mehdi, ils allaient à la synagogue sans que cela fasse scandale dans la famille. Là, le chef de famille avait incliné la tête avec fatalisme. Il buvait lui-même du vin mais tirait argument de son métier de restaurateur pour s’exempter de cet interdit. Les Amazigh passaient souvent leurs vacances au Maroc et ils aimaient beaucoup renouer des liens avec la famille restée en Haut-Atlas. Ils avaient gardé une maison à Boudnib, au bord de l’oued Guir, à trente kilomètres de la frontière algérienne.
Un huit barré surgit brusquement du méandre suivant ; c’est une très longue embarcation qui ne vire pas facilement, aussi Raïssa préféra-t-elle manœuvrer pour l’éviter. « Sciez tribord ! », puis « stop partout ». Leur embarcation, très ralentie, se rapprocha de la rive droite, laissant la place au huit-rameurs dont le barreur leva le bras en signe de remerciement et ajouta, en passant à côté de la yolette, « Merci, et désolé de t’avoir fait manœuvrer ». Il était en tort ; il n’aurait pas dû rester aussi longtemps dissimulé avant le méandre. Ses équipiers sourirent en direction de la barreuse et de ses équipiers, pour ajouter leurs remerciements muets à ceux de leur barreur lunatique. Raïssa leva la main en retour et sourit sans répondre. Elle reprit en main son équipage qui avait sur son ordre, « stop partout », laissé traîner les pelles dans l’eau et elle relança la yole. Ils avaient vu défiler sur tribord la splendide villa de la Chantrerie et ils approchaient du but de leur sortie : le château de la Gascherie. Conformément aux vœux de l’équipage, la barreuse fit suspendre la nage et laisser traîner les pelles dans l’eau, pour permettre à chacun de se reposer un peu, d’admirer et de photographier le magnifique château du XVe siècle construit en équerre avec sa loggia du pignon sud et ses hautes lucarnes.