Électre

Les MĂ©moires de l'odieuse Louise du Bot

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Préambule - Synopsis

Les faits divers, et pas seulement Sophocle, relatent de temps à autre l’assassinat d’un mari par sa Clytemnestre, complaisamment aidée par l’amant. Il est plus rare que la petite Électre surprenne le meurtre de son père. C’est cependant ce qui arrive à la fille de Pierre Hervé et de Louise Durocher. La petite fille va enfouir son terrible secret au fond de son cœur pendant plus de vingt ans.
Mais en 2017, François Guéguen, pharmacien à Rennes, achète à un brocanteur finistérien un secrétaire Louis XVI qui avait appartenu à la famille de Louise Durocher. Il y découvre par hasard, dans un tiroir secret, les Mémoires écrits de la main de Louise du Bot deux cents ans avant.
Cette fille du fantasque et libertin marquis du Bot est honnie par les descendants de François Durocher, le bâtard du marquis, demi-frère de Louise du Bot, méprisé par la société vannetaise et écarté de la succession. La découverte du manuscrit remet en marche la mécanique tragique et provoque de calamiteux bouleversements dans la vie du pharmacien rouquin, tombé amoureux de Maïwen-Électre Hervé, et en grand danger de perdre la vie.


Chapitre 1 - La nouvelle Clytemnestre

couv

Quel âge avait-elle, la petite MaĂŻwen Électre HervĂ© ? Douze ans ? Moins ? Elle ne s’en souvenait pas vraiment, sauf qu’elle Ă©tait encore une petite fille. Ce jour-lĂ  demeurerait gravĂ© dans sa mĂ©moire Ă  jamais. De cela, au moins, elle Ă©tait sĂ»re.
Son père, Pierre Hervé, qui naviguait comme capitaine au long cours, et qui était donc souvent absent de la maison, avait atteint Dunkerque, la veille, avec son cargo. Il devait arriver dans la journée et Maïwen était, comme son frère Jean-Yves, folle de joie et d’excitation à l’idée de voir apparaître à nouveau la grande silhouette robuste. Sa mère, Louise, était partie au volant de la Dauphine Renault pour le prendre à la gare de Brest. Maïwen revenait de l’école en tenant son frère par la main. Il fallait vingt bonnes minutes pour parcourir la distance séparant la petite ville de Laz de leur maison – sa mère parlait non sans suffisance du manoir de Kerleur. Son cœur battait très fort. Son papa lui donnerait certainement, à elle comme à son frère, des cadeaux extraordinaires, rapportés des ports très lointains où son bateau avait fait escale. La dernière fois, il lui avait offert en riant aux éclats, d’un gros rire d’ogre bienveillant, une tête en ébène représentant une femme africaine, aussi hautaine qu’une princesse. Son frère Jean-Yves avait eu le prince, un noble personnage au grand nez comme un bec d’oiseau de proie, avec une longue barbe effilée, qui n’avait pas l’air de rigoler. Ils étaient tous deux aristocratiques et arrogants. C’en était même un peu ridicule et cela la faisait pouffer. Les haies, le long de la route, étaient fleuries et sentaient bon le miel, les petites feuilles vert tendre chantaient la venue du printemps, le soleil était tiède, et elle se sentait merveilleusement bien, portée au-dessus du goudron couleur de nuit par l’espérance de la rencontre tant attendue avec son papa.
Son frère jacassait sans arrĂŞt, comme une pie. « Papa va ĂŞtre lĂ  ? Hein, MaĂŻwen ! Â» Et toutes les deux minutes, il reprenait le refrain sur un ton de plus en plus exaltĂ©. Cela l’agaçait beaucoup, mais elle ne voulait pas lui manifester sa contrariĂ©tĂ©. Peut-ĂŞtre, si elle avait Ă©tĂ© Ă  sa place, avec un grand frère un peu revĂŞche, aurait-elle eu le mĂŞme comportement ; elle aurait pris Ă  tĂ©moin son compagnon et l’aurait abreuvĂ© de questions oiseuses. Bien sĂ»r que son père allait arriver ! Peut-ĂŞtre mĂŞme Ă©tait-il arrivĂ©.
Ils atteignirent l’embranchement avec le panneau : « Kerleur Â». Ils quittèrent la petite route et s’enfoncèrent dans le chemin creux, presque noir sous les ramures des chĂŞnes qui poussaient en haut des talus et surplombaient le chemin, transformĂ© en nef verte de cathĂ©drale. Son frère lui lâcha la main et se mit Ă  courir. Elle sourit avec indulgence et se lança Ă  sa poursuite. Mais il courait vite, le garnement ! Ils arrivèrent presque en mĂŞme temps dans la cour et ils virent ensemble que la Dauphine bleu-marine Ă©tait revenue. Son frère se tourna un instant vers elle et lui fit un grand sourire, il mit un doigt sur ses lèvres et il entra doucement par la grande porte de chĂŞne sombre, au milieu de ses jambages et de son cintre en pierres de granit gris.
manoir Elle le suivit silencieusement. Elle trouvait amusante l’idĂ©e de surprendre leur père alors que, les autres fois, c’était lui qui les surprenait. Jean-Yves avait pris la direction de la grande salle. Elle dĂ©cida sans rĂ©flĂ©chir de monter l’escalier de pierre vers les chambres. Elle arriva devant la chambre de ses parents et elle jeta un coup d’œil dans la pièce en poussant la porte de quelques centimètres. Ce qu’elle vit lui coupa le souffle et elle mit sa main sur sa bouche pour Ă©touffer l’exclamation qu’elle allait crier. Elle n’avait plus du tout envie de jouer. Son père Ă©tait allongĂ© sur le grand lit, totalement immobile, la bouche et les yeux ouverts. Ses mains Ă©taient attachĂ©es Ă  la tĂŞte de lit en barreaux de laiton par des Ă©charpes de soie qu’elle connaissait bien, celles de sa mère. Celle-ci se tenait assise de travers au bord du lit. Elle tenait un grand oreiller blanc Ă  deux mains. Elle lui tournait le dos et avait le visage tournĂ© vers son Ă©poux. Mais MaĂŻwen vit dans un coin de la pièce une autre personne, qu’elle connaissait. C’était Alain Le Du, le plombier, les yeux agrandis et la bouche ouverte, lui qui Ă©tait venu Ă  plusieurs reprises ces dernières semaines, sans qu’elle sache très bien pourquoi. Que faisait-il lĂ , dans la chambre ? D’ailleurs cela ne l’intĂ©ressait pas. La scène Ă©tait figĂ©e. MaĂŻwen regardait, elle aussi sans bouger, frappĂ©e de stupeur et d’angoisse. Que se passait-il donc ? Pourquoi son père demeurait-il ainsi, allongĂ© sur le lit, immobile et silencieux ? Plusieurs minutes s’étaient Ă©coulĂ©es et il restait sans bouger, comme un mort. Elle eut, au bout d’un temps indĂ©terminĂ©, le sentiment qu’elle n’aurait pas dĂ» se trouver lĂ . Elle recula un peu puis, indĂ©cise, fit demi-tour. Elle atteignit silencieusement le bout du couloir et descendit les marches de pierre. Le cĹ“ur lui battait follement. Quelque chose de terrible s’était passĂ©. Elle se retrouva dans le hall d’entrĂ©e. La porte de la salle Ă  manger s’ouvrit bruyamment pour laisser passer son frère, agitĂ© et hilare. La vie sembla Ă  nouveau s’éveiller avec lui.
— Alors, MaĂŻwen ! Ils sont oĂą ? Ils se sont cachĂ©s ?
— Je ne sais pas, Jean-Yves ! Appelle-les !
— Papa ! Maman ! On est revenu de l’école !
Les cris du petit garçon retentissaient dans l’escalier et rĂ©tablissaient un semblant de normalitĂ© dans le manoir. MaĂŻwen eut l’impression qu’elle sortait d’un cauchemar. Elle avait rĂŞvĂ© et elle en gardait encore des images horribles, mais ce qu’elle croyait avoir vu allait s’effacer, se disperser dans l’air embaumĂ© par les ajoncs miellĂ©s. Son père allait descendre en riant et la serrer dans ses bras en lui demandant d’un air faussement innocent : « Alors ? Ton papa ne t’a rien apportĂ© ? Il a oubliĂ©, hein ? Â» Mais non. Rien ne bougeait Ă  l’étage. Pourtant Jean-Yves criait de plus en plus, et sa figure commençait Ă  se plisser, comme s’il allait pleurer.
« Papa ! Maman ! Vous n’êtes pas drĂ´les. La voiture est lĂ , on sait que vous ĂŞtes lĂ  ! Montrez-vous ! On ne joue plus ! Â»
Mais le silence persistait. Le petit frère voulut alors monter Ă  l’étage, mais elle lui barra le passage et lui dit : « Viens, Jean-Yves, ils sont sĂ»rement dans la grange ou dans le jardin. Il fait tellement beau ! Â»
Ils sortirent sur la cour et visitèrent la grange puis le jardin, aussi déserts l’une que l’autre. Ils revinrent enfin dans le hall et Jean-Yves éclata alors en sanglots.
« Papa ! Maman ! Papa ! Â»
C’est alors, enfin, que d’autres cris se firent entendre brusquement Ă  l’étage. C’était leur mère qui hurlait : « Pierre ! Pierre ! Mon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? Au secours ! Â»
Les deux enfants se regardèrent, interdits et affolés. Puis Maïwen se précipita vers l’escalier qu’elle avala en quelques instants avant de pénétrer en trombe dans la chambre de ses parents, son frère sur les talons. Son père n’était plus allongé sur le lit. Il gisait en tas sur le plancher. Les foulards de soie qui lui attachaient les mains à la tête de lit n’étaient plus là. Sa mère se tenait les joues à deux mains en criant. Le plombier qui était encore là, quelques minutes avant, avait disparu.
« Mes pauvres enfants ! Mes pauvres petits ! Votre père ! Votre père a eu un malaise et il ne revient pas Ă  lui ! Â»
Au bout d’un moment elle dit Ă  MaĂŻwen : « Je vais tĂ©lĂ©phoner au mĂ©decin Â». Elle se prĂ©cipita dans le couloir puis, prise d’un scrupule, elle revint et cria : « Ne restez pas lĂ , venez avec moi ! Â» Ils descendirent Ă  regret l’escalier avec elle.
Bientôt l’automobile du médecin fit entendre ses claquements et ronflements dans la cour et le praticien arriva en marchant rapidement. Mis au fait, il monta l’escalier et on ne l’entendit plus. Longtemps après, il redescendit, la mine pensive. Il demanda à parler à la maman de Maïwen en privé. La petite fille comprit que c’était grave, très grave. Quand on voyait les grandes personnes arborer cet air compassé et faire des cachotteries, on savait qu’il se passait de vilaines choses.

Les obsèques de Pierre Hervé furent célébrées quelques jours plus tard, et toute la ville suivit le corbillard. Alain Le Du vint faire des visites de plus en plus rapprochées et, un jour, Maïwen apprit de sa mère qu’elle allait se remarier avec lui. Jamais la petite fille ne demanda à sa mère ce que signifiaient les postures des uns et des autres dans la chambre conjugale, le jour terrible de la mort de son père.
Maintenant, des années après, la jeune femme, qu’elle était devenue, avait décodé les éléments de la scène qu’elle avait brièvement surprise. Elle avait entre-temps suivi les cours au lycée et s’était prise de passion pour la mythologie grecque. La généalogie légendaire des Atrides n’avait plus de secrets pour elle depuis longtemps. La raison en était cet étrange prénom, Électre, accolé à celui de Maïwen. Ses parents lui avaient dit, avec un sourire, qu’ils l’avaient choisi à cause de leur passion pour le théâtre de Giraudoux, quand ils étaient plus jeunes. Mais la mort de son père bouleversa son approche de la mythologie.
La lecture, faite maintes fois, de la mise à mort d’Agamemnon, de retour de la guerre de Troie, par son épouse infidèle Clytemnestre, aidée de son amant Égisthe, la faisait inéluctablement trembler et frissonner d’une frayeur incontrôlable. Pourtant, elle y revenait, revivant à chaque fois avec une fascination morbide, par-delà l’histoire chantée par Sophocle, le spectacle de son père, mort, qui gisait sur le lit conjugal, les poignets attachés, sans doute au prétexte de jeux érotiques qui s’étaient transformés en une violente et mortelle agression avec un oreiller, lequel l’avait étouffé. Elle éprouvait un malaise coupable à imaginer la vie sexuelle de ses propres parents, mais elle ne voyait pas d’autre explication à la vision qui s’était imprimée dans sa mémoire.
Alain Le Du avait cherchĂ© Ă  se concilier les bonnes grâces des enfants. Jean-Yves s’était laissĂ© sĂ©duire au dĂ©but par les gâteries que l’autre lui prodiguait, mais, averti par sa sĹ“ur que c’était un vilain personnage, un goblin, appellation bretonne du loup-garou, voire mĂŞme l’Ankou en personne, ou un dialou – le diable, de monsieur le recteur – dĂ©guisĂ© en plombier, il prit prudemment ses distances, acceptant de façon très formelle et excessivement polie les cadeaux du monsieur Noir, c’est le sens du mot Le Du en breton, mais ne baissant plus jamais sa garde. MaĂŻwen, quant Ă  elle, manifesta toujours la plus froide politesse envers son beau-père qui garda un temps une prudente distance avec elle. Il sentait instinctivement qu’elle ne l’aimait pas. Un jour pourtant, alors qu’elle Ă©tait devenue une jolie jeune fille qu’il regardait avec de plus en plus d’insistance, il s’était risquĂ© Ă  la frĂ´ler en lui entourant la taille. Il ne recommença plus cette tentative jusqu’à ce qu’il essaie de l’asseoir sur ses genoux. Elle s’était arrachĂ©e Ă  son Ă©treinte en hurlant : « Souviens-toi de mon père ! Souviens-toi de sa mort ! Â» Il Ă©tait devenu pâle comme un linge et avait tournĂ© les talons sans demander d’explication.
Plus tard, une autre scène terrible s’était dĂ©roulĂ©e, entre elle et le dialou. Mais celle-lĂ , elle l’avait dĂ©finitivement occultĂ©e. Elle ne s’en souvenait plus ! On efface les cauchemars survenus dans les tĂ©nèbres. On empile par-dessus des Ă©paisseurs, des superpositions Ă©touffantes de lourds rideaux sombres. On ferme Ă  double tour les portes des caves au fond desquelles gĂ©missent les enfants terrifiĂ©s, forcĂ©s. Alors, on ne voit plus la cruelle lueur, les yeux luisants, on n’entend plus les rĂ©pugnants ahans.
Sa mère, Louise Durocher, puisqu’elle avait repris son patronyme, l’avait ensuite sondĂ©e avec crainte : « Pourquoi as-tu parlĂ© de la mort de ton père Ă  Alain ? Il n’était pas lĂ  lorsqu’il a eu sa crise cardiaque ! Â» Elle avait regardĂ© la Louise sans rien dire au dĂ©but. L’autre la regardait aussi avec apprĂ©hension. « Quoi ? Pourquoi me regardes-tu comme ça ?
— Pourquoi je te regarde comme ça ? Ah ! Alain Le Du n’était pas lĂ  ? Ah ! Une crise cardiaque !
— Quoi ? Ça veut dire quoi, ces manières ? Tu sais bien que le docteur est venu aussitĂ´t et qu’il n’a pas pu le sauver. Â»
La jeune fille ne rĂ©pondit pas ; elle fixait sa mère. Celle-ci semblait mal Ă  l’aise. MaĂŻwen finit par dire Ă  voix basse, presque inaudible tellement elle avait la gorge serrĂ©e :
« Je suis montĂ©e, j’ai vu papa sur le lit, je t’ai vue assise Ă  cĂ´tĂ©, tu sais, avec l’oreiller, j’ai mĂŞme vu Le Du dans le coin de la chambre. Tu sais, Le Du qui n’était pas lĂ . C’est bon. Je n’en reparlerai plus. Â»
Elle tourna les talons et s’éloignait de sa mère, pĂ©trifiĂ©e. Elle se retourna soudain :
« Dis-lui bien de ne plus me toucher comme il l’a fait.
— Tais-toi ! Tu dis n’importe quoi !
— Dis-lui bien de ne plus me toucher ! Sinon je le tuerai Ă  son tour. Â»

 


Chapitre 2 - Mardi 6 juin 2017 - Chez le brocanteur

secretaire

François Guéguen avait décidé de profiter des quelques jours de congé qu’il avait demandés à son patron pour effectuer un voyage dans le Finistère. C’était un pharmacien trentenaire de Rennes, travaillant comme assistant dans une officine importante, divorcé sans enfant depuis deux ans.
Il avait visité quelques sites naturels remarquables, tant à l’intérieur des terres que sur la côte. Il avait commencé par la presqu’île de Crozon, Camaret, le cap de la Chèvre et son sentier sur les falaises, Morgat. Il avait rejoint Locronan, la mythique cité des troménies, ces pardons si caractéristiques au pays Glazik, puis il s’était aventuré à l’extrémité de la pointe du Raz, en face de l’île de Sein. Il avait poursuivi son périple en découvrant l’océan à la pointe de Penmarc’h. Il avait consacré une journée à Quimper et, entre autres merveilles, à la visite de la cathédrale Saint-Corentin. Il sortait maintenant du château de Trévarez qui domine la vallée de l’Aulne, un rêve de pierre extravagant, construit à la fin du XIXe siècle par l’héritier de deux richissimes personnages – les Kerjégu – qui, pendant la Révolution, avaient acheté à très bon compte des biens nationaux confisqués à l’Église ou aux émigrés, puis avaient fait fructifier adroitement leur capital dans la banque, l’industrie du papier et les chantiers navals.
On appelle TrĂ©varez « le château rose Â» et François GuĂ©guen comprenait maintenant pourquoi, en contemplant une dernière fois, depuis la grande cour, l’imposante façade en briques rouges et en kersantite sculptĂ©e, une pierre proche du granit. Les grosses tours nĂ©ogothiques s’élançaient vers le ciel et les immenses toitures d’ardoises miroitaient sous le soleil, comme, dans un conte de fĂ©es, une chimère minĂ©rale poussĂ©e hors de la montagne par le labeur des nains.
Il se dĂ©tourna enfin et, Ă  l’ombre des grands arbres au port majestueux, emprunta successivement plusieurs allĂ©es surmontĂ©es de plus d’une centaine d’arbustes ornementaux – camĂ©lias et magnolias roses, azalĂ©es violettes, mais aussi bien d’autres fleurs aux teintes Ă©clatantes – pour rejoindre sa voiture sur le parking. Il conduisit prudemment sa Volvo XC 90 noire jusqu’à la route, et prit la direction d’un petit village tout proche : Saint-Goazec. Il comptait ensuite traverser la rivière de l’Aulne et grimper la cĂ´te qui conduit Ă  Châteauneuf-du-Faou. Il s’arrĂŞta sur la place de l’église pour contempler l’intĂ©rieur de l’édifice, très sobre, avec quelques belles statues anciennes. Il identifia celle d’un majestueux Ă©vĂŞque Ă  la grande barbe blanche nommĂ© Sant Woazeg, sans doute le nom breton du saint patron de la commune, pensa-t-il. Il fit quelques pas sur la place, prit au hasard une rue, bordĂ©e de sĂ©vères maisons grises en granit, qui partait vers l’ouest, enfila une autre rue, nommĂ©e rue du Stade, et avisa une ruelle â€“ la venelle du Rick – qui descendait vers la campagne. Il s’y engagea. Le passage offrait une vue fort belle sur les Montagnes Noires lointaines, en ligne d’horizon, aux contours gris adoucis par la distance. Il y dĂ©couvrit une boutique de brocanteur.
Le pharmacien avait une passion pour les vieux meubles et il entra sans hĂ©siter dans l’antre du commerçant qui salua le nouveau venu et le laissa ensuite regarder ses trĂ©sors, pendant qu’il replongeait le nez dans son registre. Comme souvent, GuĂ©guen fut confrontĂ© Ă  un bric-Ă -brac d’objets hĂ©tĂ©roclites et de meubles variĂ©s. Il repĂ©ra pourtant très vite un secrĂ©taire Louis XVI d’allure sobre, apparemment en placage de bois clairs. L’abattant Ă©tait fendu en son milieu. Pourtant le meuble lui semblait de bonne facture.
Il ne montra aucune attention particulière pour le secrétaire et s’intéressa ostensiblement à d’autres objets ainsi qu’à un frêle bonheur-du-jour très féminin. Le commerçant finit par se lever lourdement et se dirigea vers lui avec un grand sourire commercial.
« Puis-je vous apporter des Ă©claircissements, monsieur ? Â»
La discussion s’engagea et, après avoir obtenu une proposition de prix pour le bonheur-du-jour qui provoqua une mimique de surprise et une exclamation choquĂ©e, GuĂ©guen affirma qu’il regrettait, mais qu’il ne pouvait certainement pas mettre une telle somme. Il manifesta l’intention de sortir, puis fit demi-tour et revint vers le secrĂ©taire, en posant la question qui lui brĂ»lait la langue :
« Et ce secrĂ©taire ? Â»
Puis il pointa le doigt vers l’abattant et observa : « un meuble bien abĂ®mĂ© ! Â»
Le brocanteur prit un air outragĂ© :
­ « Attendez, monsieur ! Regardez au dos et vous verrez la signature ! J.B.B. DEMAY ! C’est un meuble d’époque ! Â»
Le pharmacien eut un petit sourire. « Sans doute, sans doute. Je suis au fait des copies de meubles d’époque et de ce qu’il faut penser des poinçons censĂ©s authentifier ces copies. Juste pour savoir, vous le faites Ă  combien ? Â» Et il fit un pas vers la sortie.
« Mille huit cents euros, monsieur. Â»
La proposition de prix du brocanteur arrĂŞta son mouvement et il resta un instant hĂ©sitant. Puis il revint vers le secrĂ©taire et l’examina plus attentivement. C’était un meuble de structure classique, avec un abattant certes fendu, un tiroir au-dessus et deux tiroirs plus importants en dessous. Il en fit le tour et vĂ©rifia l’estampille au dos du meuble – il connaissait cet Ă©bĂ©niste – puis revint en façade. Il fit observer au brocanteur que les pieds Ă©taient abĂ®mĂ©s et montra d’un geste Ă©loquent une nouvelle fois l’abattant, provoquant un haussement d’épaules rĂ©signĂ© du commerçant. Il fit ensuite jouer les tiroirs puis enleva ceux du bas pour examiner de plus près l’intĂ©rieur. Enfin il questionna :
« Je peux ouvrir l’abattant ?
– Je vous en prie, monsieur. La fente n’est que superficielle.
– Rien qu’un petit flipot de bois rapportĂ© ne corrige, sans doute ? Â»
« En effet, en effet… Â» acquiesça avec respect le brocanteur, qui se mit Ă  penser qu’il aurait peut-ĂŞtre dĂ» faire remettre l’abattant en Ă©tat par un homme de l’art pour en tirer un meilleur prix. Il devenait vraiment trop nĂ©gligent ! Son client semblait s’y connaĂ®tre et n’allait pas se laisser faire.
« Oui, sans doute. Mais les Ă©bĂ©nistes qualifiĂ©s ne travaillent pas pour rien, et ils ont bien raison ! Â»
Il tourna la clĂ© en laiton et fit jouer la serrure. Il ouvrit avec prĂ©caution le secrĂ©taire. L’abattant Ă©tait retenu par deux croissants en laiton qui l’arrĂŞtèrent lorsqu’il fut parvenu Ă  l’horizontale. Il Ă©tait revĂŞtu de maroquin vert en assez bon Ă©tat Ă  l’intĂ©rieur. L’abattant ouvert dĂ©couvrait un théâtre composĂ© de plusieurs petits tiroirs avec des anneaux de tirage en bronze dorĂ©, ainsi que d’une grande Ă©tagère au-dessus, selon une disposition classique. Les quatre pieds toupie Ă©taient dĂ©corĂ©s d’une bague en bronze au-dessus, ainsi que de sabots Ă©galement en bronze, noirci par le temps. Il examina de près une nouvelle fois le secrĂ©taire en montrant du doigt sans commentaire les Ă©raflures, entailles et Ă©corchures qui marquaient le meuble. Après une minute de rĂ©flexion silencieuse que respecta le commerçant, le visiteur demanda : « Combien avez-vous dit ? Â»
« Je suis conscient qu’il est nĂ©cessaire de le retaper et je le laisse Ă  mille huit cents euros. Ă€ ce prix, c’est une bonne affaire ! Â»
L’homme à la chevelure rousse sourit ironiquement.
« Sans doute Ă  cause de l’estampille ? DĂ©solĂ© de vous faire observer que je ne suis pas sĂ»r que ce soit celle de Demay. J’en ai dĂ©jĂ  vu, vous savez ! Ensuite l’état gĂ©nĂ©ral de cette pièce laisse vraiment Ă  dĂ©sirer. Votre prix pourrait convenir pour un meuble d’époque, un Demay en excellent Ă©tat. On est ici loin du compte, si vous me permettez… Le vĂ´tre n’offre pas une Ă©bĂ©nisterie recherchĂ©e, il est très sobre. Il est peut-ĂŞtre d’époque, ou peut-ĂŞtre pas. Quant Ă  l’abattant… Ah ! L’abattant ! Je vous en offre mille euros et je suis un peu idiot de le faire, mais il me plaĂ®t. Â»
L’autre eut un sursaut et ouvrit une bouche scandalisĂ©e. « Oh ! Non, monsieur ! Je ne peux pas descendre Ă  ce prix ! Â»
Le rouquin eut un geste résigné puis, après un dernier regard vers le secrétaire, il se détourna et se dirigea vers la porte qu’il ouvrit en faisant sonner la clochette.
« Eh bien, au revoir, monsieur.
– Attendez ! Mais attendez donc ! On peut discuter, quand mĂŞme ! D’accord pour un rabais Ă  cause de l’abattant abĂ®mĂ©, et aussi Ă  cause de l’état gĂ©nĂ©ral, je le concède. Je vous propose quatre cents euros de remise ! C’est beaucoup ! C’est mĂŞme Ă©norme ! Mais je veux faire plaisir Ă  un connaisseur. Â»
Le client restait dans l’entrebâillement de la porte, hĂ©sitant. Il rĂ©flĂ©chissait. Enfin :
« Mille quatre cents… C’est quand mĂŞme plus raisonnable. Vous savez bien qu’une belle copie se vend dans les huit cents euros. Si je vais au-delĂ , c’est parce que j’espère qu’il soit d’époque, malgrĂ© toutes mes rĂ©serves. C’est un pari. Mais je pense Ă  ce que je vais encore dĂ©bourser chez des professionnels pour lui redonner son lustre et, encore une fois, je ne suis mĂŞme pas sĂ»r qu’il s’agisse d’un meuble d’époque. Nous savons bien, vous et moi, ce qu’il faut penser de cette qualification ! Meubles d’époque ! Combien de meubles Louis XV ou Louis XVI fabriquĂ©s au vingtième siècle avec du bois datant du 18e siècle, jetĂ©s d’un Ă©tage puis rĂ©parĂ©s sommairement pour leur donner l’aspect du vieux… Je vous passe les faux trous de ver. Vous avez lu bien sĂ»r Au Pays des antiquaires, d’AndrĂ© Mailfert ? Il est sous-titrĂ© « Confidences d’un maquilleur professionnel Â». Le terme de « maquilleur Â» est gentil ; je dirais plutĂ´t faussaire. Ce secrĂ©taire pourrait bien ĂŞtre un meuble Mailfert. Â»
Le brocanteur eut un petit sourire et hocha la tĂŞte. Après ĂŞtre revenu vers le secrĂ©taire et avoir une nouvelle fois examinĂ© le dos oĂą s’affichait l’estampille, puis regardĂ© la partie avant, le client proposa : « Partageons la poire en deux. Je vous en donne mille deux cents, et c’est ma dernière offre. Quatre cents de plus que pour une belle copie d’ancien. Je prends un sĂ©rieux risque. Â»
« Mille deux cents… Allons, je n’ai pas vu beaucoup de clients depuis ce matin. Je vais vous le laisser, mais c’est une misère ! Â» grommela, mĂ©content, le brocanteur.

François GuĂ©guen avait rĂ©glĂ© son achat et empochĂ© la facture, pendant que le brocanteur, la mine renfrognĂ©e, remplissait la page de son registre en y notant le nom et l’adresse de l’acheteur. Ils enlevèrent les tiroirs puis installèrent le meuble soigneusement dans la longue automobile, après avoir abaissĂ© les sièges de seconde rangĂ©e. GuĂ©guen utilisa des sangles pour fixer solidement le secrĂ©taire aux crochets d’arrimage, nombreux sur les Volvo. Le secrĂ©taire avait une longueur d’un mètre cinquante-deux, mais il entrait facilement dans l’espace arrière du vĂ©hicule. Il salua enfin le commerçant et prit la route qui passe par le centre de la Bretagne depuis Carhaix jusqu’à Rennes. Il fallait compter deux heures de route depuis Châteauneuf-du-Faou. Il Ă©tait finalement satisfait de son achat et impatient d’examiner de plus près le secrĂ©taire. Le cinq cylindres de la Volvo tirait la grosse voiture en souplesse et sans bruit et il regardait avec plaisir les paysages changeants de la Bretagne intĂ©rieure, si pittoresque et vallonnĂ©e. Il avait projetĂ© de faire une Ă©tape Ă  MĂ»r-de-Bretagne â€“ rebaptisĂ© GuerlĂ©dan – ou Ă  Saint-Gilles-Vieux-MarchĂ©, un adorable village tout proche, dans les gorges de Poulancre, mais la curiositĂ© le poussa finalement Ă  continuer sa route pour sortir plus vite son secrĂ©taire de la Volvo et en inventorier les trĂ©sors ainsi que les blessures du temps.
Il arriva enfin Ă  sa maison, dans une allĂ©e finissant en impasse, au sein d’un lotissement ancien de Saint-GrĂ©goire, commune limitrophe de Rennes. Il avait tĂ©lĂ©phonĂ© en cours de route Ă  un ami, qui Ă©tait disponible pour lui prĂŞter main-forte et descendre le meuble du vĂ©hicule. L’ami Ă©tait dĂ©jĂ  lĂ  et l’attendait. Ils sortirent les tiroirs en premier, et les rangèrent dans le garage, puis dĂ©firent les sangles qui immobilisaient le meuble, et le sortirent avec prĂ©caution de la Volvo. Un diable mĂ©tallique capitonnĂ© de vieilles couvertures accueillit la charge. Une autre couverture recouvrit le secrĂ©taire qui fut roulĂ© doucement jusqu’au garage et dĂ©posĂ© en plein milieu ; la Volvo fut garĂ©e sur le parking devant la maison. L’ami complaisant dĂ©clina la proposition d’un apĂ©ritif, car il avait un rendez-vous Ă  la piscine. Il monta dans son vĂ©hicule et lui fit un dernier signe de la main en quittant l’allĂ©e. Enfin seul ! Enfin il allait pouvoir contempler son bijou ! Il jubilait comme un enfant devant les cadeaux de NoĂ«l, pensa-t-il, amusĂ©.
Il avait laissé la porte du garage ouverte pour avoir une bonne luminosité et allumé les tubes fluorescents au-dessus du meuble. La couleur en était plus sombre que ne le laissait supposer le bois de placage qui devait être du mûrier jaune. Des décorations plus claires faisaient penser à du frêne. Mais la poussière du temps avait certainement encrassé la surface du bois. Il examina de plus près le meuble après l’avoir nettoyé avec de l’eau savonneuse puis rincé précautionneusement, et en tira la conclusion que le secrétaire n’avait pas été verni au tampon, mais rempli-ciré. Les montants étaient à pans coupés à cannelures simulées.
L’abattant Ă©tait très sobre, en placage clair, avec seulement sur le pourtour un filet Ă  la grecque. Il l’examina attentivement et arriva Ă  la conclusion que la rĂ©paration de la fente nĂ©cessiterait en effet le collage d’un simple flipot, convenablement arasĂ© ensuite avec raccord de teinte. Rien de bien compliquĂ© pour un bon Ă©bĂ©niste. Il se trouvait qu’il en connaissait un dans un bourg voisin, qui avait dĂ©jĂ  rĂ©novĂ© pour lui d’autres pièces de mobilier. Les trois grands tiroirs en façade â€“ retirĂ©s et posĂ©s Ă  cĂ´tĂ© du meuble – comportaient deux anneaux en bronze dorĂ© pour les tirer et une serrure, elle aussi en bronze, au milieu. Il faudrait dĂ©poser cette très Ă©lĂ©gante quincaillerie avant d’en poncer le bois qui lui semblait trop clair. Le temps et le soleil avaient dĂ» l’éclaircir. Il dĂ©monta rapidement l’un des anneaux et dĂ©couvrit effectivement que le bois sous la platine Ă©tait plus foncĂ©. Le pourtour des tiroirs Ă©tait dĂ©corĂ©, comme l’abattant, d’un filet Ă  la grecque.
Il ouvrit enfin l’abattant et examina le caisson en bois clair contenu dans le secrĂ©taire, surmontĂ© d’une Ă©tagère. L’intĂ©rieur de ce caisson Ă©tait divisĂ© verticalement en trois colonnes. Trois petits tiroirs Ă©taient disposĂ©s verticalement Ă  droite et Ă  gauche du caisson. L’espace central Ă©tait divisĂ© en deux parties, celle du haut Ă©tait vide et celle du bas remplie par un tiroir un peu plus grand. Pour l’instant, lĂ  encore, les quatre petits tiroirs avaient Ă©tĂ© dĂ©posĂ©s près du secrĂ©taire et on ne voyait que le quadrillage de planches du caisson. Des taches d’encre de petite dimension maculaient l’intĂ©rieur de l’abattant. Il tenta de les frotter avec un chiffon propre sans obtenir le moindre rĂ©sultat. La partie infĂ©rieure du caisson, sous le grand tiroir central, prĂ©sentait aussi quelques taches d’un violet passĂ©, sans doute dues Ă  de l’encre. Il se saisit Ă  nouveau du chiffon et frotta inutilement ces petites taches ; agacĂ©, il appuya un peu plus et recommença Ă  frotter. Mais voilĂ  que, sous la poussĂ©e, le panneau glissa lĂ©gèrement sur le cĂ´tĂ©. Perplexe, il poussa un peu plus vers la droite et fit complètement glisser le volet horizontal, mettant au jour un double fond au caisson. Ce volume secret, peu profond, Ă©tait vide. Il examina longtemps l’espace en rĂŞvant Ă  ce qui avait pu ĂŞtre dissimulĂ© dedans.
Enfin il passa le bout des doigts tout autour de ce volume et le tiroir en bois, cĂ©dant Ă  sa pression, glissa Ă  son tour un peu vers la droite. Son cĹ“ur battait Ă  grands coups. Quelle dĂ©couverte surprenante ! Il aperçut alors un ruban pourpre fixĂ© sur le cĂ´tĂ© extĂ©rieur gauche du tiroir et tira encore, faisant coulisser complètement le tiroir secret vers la droite. Un nouvel espace apparut dessous, mais il n’était pas vide ; des feuillets de papier y reposaient, un vĂ©ritable livret d’une cinquantaine de pages, en fait. Un manuscrit Ă©crit d’une encre violette.
Il ne bougeait plus. Il regardait, Ă©bahi, le paquet de feuilles un peu jaunies, reliĂ©es par un ruban d’un vert passĂ©. Après quelques instants de contemplation, il se ressaisit, alla vers la porte du garage qu’il referma, prit le manuscrit dans le tiroir secret, Ă©teignit les tubes fluorescents et entra dans la cuisine en refermant la porte. Il gagna la petite pièce oĂą il avait installĂ© son bureau, une simple copie de style Louis XVI, achetĂ© en solde alors qu’il Ă©tait dĂ©sargentĂ©. Un autre meuble en bois agglomĂ©rĂ©, horrible, mais fonctionnel, contenait le matĂ©riel informatique : l’ordinateur, l’imprimante et un scanner.
Il s’installa dans son fauteuil, posa le manuscrit dans un coin du bureau et, attirant le premier feuillet, il examina le tracĂ© de l’écriture. Il se piquait d’avoir quelques connaissances dans le domaine de la graphologie et nota en premier lieu que l’écriture Ă©tait rapide, serrĂ©e, penchĂ©e vers la droite, ce qui pouvait traduire une vive intelligence, ouverte sur le prĂ©sent et tendue vers l’avenir. Le trait Ă©tait appuyĂ© : l’auteur avait une personnalitĂ© forte. Les mots n’étaient pas Ă©crits d’un jet, mais l’auteur relevait souvent la plume Ă  l’intĂ©rieur des mots, ce qui donnait : « lon g tems – mĂ© moires – em pe chaient – mo destie – consti tuer – peri pe ties… Â» Il savait que cette juxtaposition traduisait une personnalitĂ© qui prend le temps de la rĂ©flexion et qui ne s’engage pas Ă  brĂ»le-pourpoint. Les hampes des lettres comme le L ne montaient pas haut, mais les jambages – terrain de la matière, du concret – descendaient plus longuement, comme le g de longtemps, Ă©crit longtems ou les p de pĂ©ripĂ©ties.
Cela Ă©veilla sa curiositĂ©. Cette graphie trahissait son Ă©poque ; il devait s’agir d’un document ancien â€“ antĂ©rieur au XIXe siècle.
Il examina aussi la barre des T. Elle ne survolait pas la hampe, mais s’étirait longuement vers l’avant, trahissant l’énergie du scripteur et son refus de s’envoler dans les rĂŞves. Enfin les lettres plutĂ´t anguleuses qu’arrondies montraient aussi sa combativitĂ©.
Au final un personnage ayant beaucoup de caractère !
Guéguen concentra enfin son attention sur le contenu du premier feuillet.

« Ă€ TrĂ©varez, le 5 juin 1825.
J’ai longtemps hĂ©sitĂ© avant d’écrire cet ouvrage qui sera un peu comme mes MĂ©moires. Beaucoup de raisons m’en empĂŞchaient dont la simple modestie. Mon existence pourrait sans doute constituer la trame d’un roman plein de pĂ©ripĂ©ties, mais il s’agit de ma vie et chacun hĂ©site Ă  ouvrir toutes grandes les portes de son existence Ă  des inconnus dont une partie se contentera d’en ricaner. La marquise de La Roche du Bot du GrĂ©go n’est pas sans vergogne !
Il me faut maintenant avouer que je me suis trouvĂ©e au centre d’intrigues d’une complexitĂ© inouĂŻe, Ă  un point tel que j’avais parfois moi-mĂŞme du mal Ă  m’y retrouver. Je naviguais dans des eaux très dangereuses et je risquais d’être entraĂ®nĂ©e aussi bien du cĂ´tĂ© de Charybde que de celui de Scylla ! Il n’est donc pas Ă©tonnant que le peuple de la province de Bretagne, ne dĂ©tenant pas les clĂ©s du mystère, fĂ»t enclin Ă  mal interprĂ©ter mes actions. Dieu sait si dans mon dos les mauvaises langues m’ont traitĂ©e de femme odieuse et indigne, de prostituĂ©e, d’espionne, et sont mĂŞme allĂ©es jusqu’à dire que j’avais livrĂ© mon malheureux Ă©poux, le vicomte d’Amphernet de Pontbellanger, au bourreau ! J’aurais trahi mon parti et mon mari ! Non. Je ne peux laisser dire et prospĂ©rer de telles infamies, mĂŞme si ce rĂ©cit risque d’apparaĂ®tre comme un plaidoyer « pro domo sua Â».
Pour illustrer ce que je dis ici, voici ce que j’écrivais Ă  notre roi Louis XVIII :
" CondamnĂ©e Ă  mort et Ă  mener une vie errante dans le dĂ©partement du Morbihan sous le prĂ©texte que Monsieur de Pontbellanger Ă©tait Ă  la tĂŞte du parti royaliste, je me suis vue seule, sans moyens d’existence et proscrite Ă  peine âgĂ©e de 17 ans. Le cĹ“ur de Votre MajestĂ© sentira combien j’ai eu Ă  souffrir de persĂ©cutions. J’ai sauvĂ© ma tĂŞte, je n’ai rien fait contre l’honneur, mais j’ai perdu toute ma fortune. J’étais condamnĂ©e comme Ă©migrĂ©e Ă  ĂŞtre fusillĂ©e sur le champ partout oĂą je serais rencontrĂ©e. "
Voilà pourquoi, alors que j’ai atteint ma cinquante-quatrième année,
moi, Louise du Bot,
je me rĂ©sous Ă  ce rĂ©cit. Â»

Le pharmacien reposa le feuillet, Ă©bahi. Il resta plusieurs minutes, plongĂ© dans d’intenses rĂ©flexions, parcourant rapidement quelques autres feuillets et n’en croyant pas ses yeux. Des questions revenaient toujours et nĂ©cessitaient une rĂ©ponse : qui Ă©tait donc cette marquise de la Roche, cette Louise du Bot ? Qui Ă©tait son mari, le sieur d’Amphernet de Pontbellanger ?
Il se prĂ©cipita sur son ordinateur et, après l’avoir mis en route, il lança le moteur de recherche en renseignant successivement le champ avec « La Roche du Bot du GrĂ©go Â» puis « d’Amphernet de Pontbellanger Â».
Il fut abasourdi par le nombre des réponses et par leur importance historique.
Le moteur connaissait surtout « du Bot du GrĂ©go Â» ; la Roche n’apparaissait que rarement. Il imprima un certain nombre de pages apportant des prĂ©cisions sur les deux personnages puis il se renversa dans son fauteuil et rĂ©flĂ©chit pendant un certain temps sur les implications de sa dĂ©couverte. Ce manuscrit Ă©tait d’une grande importance. Cela au moins Ă©tait sĂ»r. Il fallait en faire des copies sans altĂ©rer le papier ni l’encre. Il allait donc Ă©viter de le passer dans le scanner qui dĂ©gage de la chaleur. Il dĂ©cida de photographier chaque page avec son appareil numĂ©rique, puis de mettre Ă  l’abri le fragile original.
Il pensa soudain au secrétaire qu’il venait d’acquérir. Il savait désormais qu’il s’agissait bien d’un meuble d’époque, datant du dix-huitième siècle, qui avait appartenu à cette dame de haute noblesse, la marquise de La Roche du Bot du Grégo, laquelle avait confié au tiroir caché de son secrétaire ses Mémoires manuscrits.
Une nouvelle recherche sur Internet lui apprit ce qu’il voulait, qu’il imprima derechef :
demay « Jean-Baptiste-Bernard Demay (1759 – 14 mars 1848) Menuisier-Ă©bĂ©niste. Paris. MaĂ®tre le 4 fĂ©vrier 1784. Il exerça une trentaine d’annĂ©es rue de ClĂ©ry. Sa marque figure sur les jolies chaises volantes, ornĂ©es du chiffre de Marie-Antoinette, qui se trouvent au Petit-Trianon. Â»
Finalement, il n’avait pas payĂ© cher le secrĂ©taire !
Il se leva et chercha son appareil photo puis en vida la carte mémoire après avoir vérifié ce qui restait dessus et commença le travail fastidieux de numériser chaque feuillet. Il serait intéressant plus tard de faire expertiser le papier et l’encre utilisée, pensa-t-il tout en travaillant.
coetlogon Une odeur surprenante s’exhalait doucement du manuscrit, odeur de vieux, très vieux papier, et aussi un parfum ténu, comme une gaze légère, livrant de très loin, depuis un monde aboli, les charmes diaphanes d’une dame du temps jadis, tel le passage d’un papillon, le battement d’aile d’un éventail ou celui de longs cils au-dessus d’un regard complice.
Il transféra ensuite le contenu de la carte sur le disque dur de son ordinateur, dans un dossier JBBDEMAY spécialement créé. Il fit enfin deux sauvegardes du dossier dans des clés USB qu’il rangea soigneusement. Il imprima alors chaque image du dossier en deux exemplaires puis perfora les feuilles du premier jeu et les rangea dans un classeur. Il ferait relier plus tard l’autre exemplaire avec ces reliures en spirale bien commodes.
Il Ă©tait presque minuit lorsqu’il eut achevĂ© son travail et il sentait peser la fatigue sur ses Ă©paules et dans son dos. Il chercha dans le rĂ©frigĂ©rateur de quoi constituer un frugal repas qu’il mangea de grand appĂ©tit. Il Ă©tait temps d’aller se coucher, mais il prit le temps de retourner dans le garage, d’allumer les tubes fluos et de tourner autour de son secrĂ©taire avec Ă©motion. Il examina Ă  nouveau le caisson et fit jouer deux ou trois fois les Ă©lĂ©ments du tiroir secret avec une profonde jubilation. Il pensa alors Ă  l’ébĂ©niste Ă  qui il allait confier la remise en Ă©tat du meuble ; il ne doutait pas qu’il apprĂ©cierait grandement lui aussi cette mĂ©canique cachĂ©e !
De retour dans son bureau, il ne put s’empêcher de prendre le classeur JBBDEMAY et, après avoir enfilé un pyjama et procédé à ses ablutions, il se coucha et commença la lecture des Mémoires de la marquise.

 


Chapitre 33 - Amputation

Guéguen était prostré, couché en chien de fusil sur le lit picot, dans la pénombre glauque de la salle. Il essayait d’oublier l’atroce supplice dont il avait été victime. Il tentait de détourner son esprit de la douleur lancinante, de la pulsation sourde dans sa main, là où se trouvait auparavant la troisième phalange de son annulaire gauche. Son tortionnaire avait apporté deux planches, se recouvrant à angle droit, et boulonnées ensemble, qu’il avait posées par terre. Il lui avait ordonné de s’allonger dessus, débloqué les menottes et attaché les deux bras, écartés et étendus le long d’une planche. Il lui avait alors attaché les chevilles au bas de l’autre planche de ce qui constituait une croix, ce qui l’empêchait de se recroqueviller. Enfin il avait fini de l’immobiliser totalement en lui attachant le cou en haut de la croix. Guéguen avait du mal à respirer, il ne savait pas ce que son bourreau se proposait de lui faire, mais il était terrifié, et il s’était mis à ruisseler de sueur. L’homme cagoulé avait ensuite installé une lampe de forte intensité, qui éclairait vivement sa main gauche. Il avait plaqué la main contre la planche avec du ruban adhésif d’emballage, le pouce compris, ne laissant dépasser que les quatre doigts restants. Guéguen devina enfin l’intention de son geôlier et poussa un hurlement, en essayant vainement de se tortiller. L’homme coupa alors un morceau d’adhésif, et le lui colla sur la bouche.
Il lui dit de sa voix Ă©touffĂ©e : « Je prends soin de toi, l’ami. J’ai prĂ©parĂ© tout ce qu’il faut pour t’amputer rapidement et proprement. Tu n’auras pas Ă  craindre le tĂ©tanos. Tu es vaccinĂ©, je suppose ? Un pharmacien ! La maison est sĂ©rieuse. Je travaille proprement. Une rapide coupe circulaire avec une lame dĂ©sinfectĂ©e, autour de l’articulation de la troisième phalange, et hop ! il n’y a plus de tendons. CoupĂ©s proprement, les tendons. Un joli pansement compressif avec des compresses stĂ©riles après une pulvĂ©risation d’antiseptique, et l’affaire est faite. Ne t’inquiète pas. Je vais ensuite surveiller la cicatrisation. Â»
Il avait froidement agi comme il l’avait dit. L’amputation, faite sans anesthésie, avait été, en effet, rapide, mais horriblement douloureuse.
« LĂ  ! C’est fini. Si tu ne hurles pas, j’enlève ton bâillon. Si tu cries, je le remets. Â»
Il avait arraché les rubans adhésifs. Guéguen laissait échapper un gémissement sourd et haletait.
« Eh bien, voilĂ  ! Ce n’était pas grand-chose. Il y a bien des ouvriers qui ont laissĂ© une phalange voire bien plus dans une machine, et qui n’en sont pas morts ! Je vais maintenant te dĂ©tacher. Â»
Il avait aidé d’une main le pharmacien à se redresser, mais son autre main le menaçait du cutter qui avait servi à l’amputer. Il l’avait alors dirigé vers le lit picot.
« Allonge-toi. Ça ira mieux ensuite Â» avait-il murmurĂ©, faussement compatissant.
Puis il avait mis dans le couloir les deux planches repliées, il était sorti et avait refermé la porte en donnant deux tours de clé.
Un temps infini de souffrance avait passé. Le jour avait décru. La nuit était arrivée. La soif le torturait, et l’obligea à se relever pour aller chercher la bouteille d’eau, posée sur le cageot. Une autre bouteille avait été apportée par le sinistre personnage. Il s’obligea alors à manger quelques bouchées de la boite de conserve contenant de la blanquette de veau froide avec des champignons et des carottes dans la sauce figée. Il tenait la boite de la main gauche, en écartant l’annulaire, et manipulait maladroitement la cuillère de la main droite.
Il s’était ensuite couchĂ© Ă  nouveau et, contre toute attente, il avait fini par s’endormir, d’un sommeil peuplĂ© de cauchemars. Il se rĂ©veilla au milieu de la nuit. Il ne savait pas quelle heure il Ă©tait, car sa montre avait disparu dans la poche de son geĂ´lier. Il sentait un sourd battement de douleur dans le doigt. Il vit par le soupirail quelques Ă©toiles briller, indiffĂ©rentes Ă  son sort. Mais pourquoi Claire avait-elle retenu une des feuilles du manuscrit ? Il devinait Ă©videmment la raison de sa tentative, mais elle ne pouvait pas savoir Ă  quel fou il avait affaire ici. Plus le temps passait, plus il se rendait compte que son geĂ´lier avait l’esprit dĂ©rangĂ©. GuĂ©guen avait assez vite Ă©tabli le diagnostic du trouble de monsieur Ickx, comme il l’avait surnommĂ©. La mention des voix, que le geĂ´lier entendait, laissait penser Ă  un trouble schizophrĂ©nique. Cela ne le rassurait pas du tout.
Certains schizophrènes arrivent Ă  vivre Ă  peu près normalement, en tenant Ă  distance leurs dĂ©mons. Mais d’autres sombrent dans des dĂ©lires abominables. D’autres enfin deviennent des psychopathes, complètement dĂ©connectĂ©s du monde rĂ©el, et capables de perpĂ©trer des crimes sans bien en mesurer l’horreur. Ă€ quelle catĂ©gorie appartenait son tortionnaire ? Et s’il dĂ©cidait de le tuer, après l’avoir froidement mutilĂ© ? GuĂ©guen avait Ă©tĂ© effrayĂ© de constater l’indiffĂ©rence de M. Ickx lors de la sĂ©ance de mutilation.